JEAN-JACQUES & L'HISTOIRE DES DEUX INDES (II)
"Regina mundi forma" — Denis Diderot
AM | @HDI1780
Nous devons à la sagacité et à la remarquable érudition de Jonathan Israel l'inventaire des différences philosophiques entre Jean-Jacques Rousseau et les Lumières radicales, dont l'Histoire des deux Indes est une des principales références [1]. Ces différences portent sur un nombre de sujets: le concept de "volonté générale", la censure et la liberté de la presse, la place des femmes dans la société, etc. Il est possible, à mon avis, d'en établir d'autres: la "forme judiciaire", le gouvernement mixte, le commerce. Voyons d'abord la question de la forme judiciaire, qui joue un rôle tout à fait déterminant dans la pensée politique de Denis Diderot.
La forme judiciaire correspond grosso modo à ce que les anglo-saxons appellent due process of law. L'argument developpé par les auteurs de l'HDI provient en ligne droite du Livre VI de l'Esprit des lois; il est assez clair: sans forme judiciaire, pas de liberté politique, ni de propriétés assurées, ni de crédit, ni de commerce. Dans son étude sur Montesquieu, Bertrand Binoche montre bien comment Jean-Jacques Rousseau rejette les idées du philosophe de La Brède sur la forme judiciaire [2]. Par contre, l'Histoire des deux Indes nous fournit les passages suivants:
[1] Code de Brama (HDI 1780, i.8, p. 43): "On y traite d'abord du prêt, le premier lien des hommes entre eux; de la propriété, le premier pas de l'association; de la justice, sans laquelle aucune société ne peut subsister; des formes de la justice, sans lesquelles l'exercice en devient arbitraire..." Ce texte remarquable (de Diderot) illustre bien le lien entre forme judiciaire, propriété et ... crédit.
[2] Colonies anglaises dans les isles de l’Amérique (HDI 1780, xiv.2): "Par-tout où il n’y a ni loix fixes, ni justice, ni formes constantes, ni propriétés réelles, le magistrat est peu de chose, ou n’est rien; il attend un signe pour être ce qu’on voudra. Le grand seigneur rampe devant le prince, & les peuples rampent devant le grand seigneur". La même idée!
[3] Procédure criminelle (HDI 1780, xvi.9) [voir]: "On fit plus d’attention à l’établissement des loix criminelles d’Angleterre. C’étoit un des plus heureux présens que pût recevoir le Canada. Auparavant, un coupable, vrai où présumé, étoit saisi, jetté dans une prison, interrogé, sans connoître, ni son délit, ni son accusateur, sans pouvoir appeller auprès de lui, ou ses parens, ou ses amis, ou des conseils".
[4] Lally-Tollendal (HDI 1780, iv.24, p. 307): "Dans la vérité, c'étoit un fou noir & dangereux; un homme odieux & méprisable; un homme essentiellement incapable de commander aux autres. Mais ce n'étoit ni un concussionnaire, ni un traître; & pour nous servir de l'expression d'un philosophe dont les vertus font honneur à l'humanité: tout le monde avait le droit d'assomer Lally, excepté le bourreau".
J'aurai l'occasion de revenir sur Diderot et la forme judiciaire. Ses arguments deviendront l'un des axes de la pensée politique de Benjamin Constant, pensée qui découle à plus d'un titre de sa lecture de Diderot et de l'Histoire des deux Indes. C'est pourquoi Rémy Hebding, dans sa biographie intellectuelle de Constant, n'hésite pas à parler de l'esprit des formes alors même qu'il évoque le gouffre entre ses idées politiques et celles d'un certain ... Jean-Jacques Rousseau [3].
[1] Jonathan Israel. Democratic Enlightenment. Philosophy, Revolution, and Human Rights, 1750-1790 (New York: Oxford University Press, 2011) [info].
[2] Bertrand Binoche. Introduction à 'De l’esprit des lois' de Montesquieu (París: PUF, 1998), p. 232.
[3] Rémy Hebding. Benjamin Constant. Le libéralisme tourmenté (Paris: Max Chaleil, 2009)________________
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