Thursday, June 28, 2012

JEAN-JACQUES & L'HISTOIRE DES DEUX INDES (IV): LA VOLONTÉ GÉNÉRALE
"It was a rift which extended to the role of legislation" — Jonathan Israel

AM | @HDI1780

La notion de "volonté générale" revient à plusieurs reprises dans l'Histoire des deux Indes. Raynal écrit, à propos des "sauvages qui habitoient le Canada": "La volonté générale n’y assujettissoit pas même la volonté particulière" (HDI 1780, xvi.6). Alexandre Deleyre reprend le terme dans le Tableau de l'Europe: "Le meilleur des princes, qui auroit fait le bien contre la volonté générale, seroit criminel, par la seule raison qu’il auroit outrepassé ses droits ... Peuples, ne permettez donc pas à vos prètendus maîtres de faire, même le bien, contre votre volonté générale" (HDI 1780, xix.2). Parmi les auteurs modernes qui ont écrit sur les différences entre les Lumières radicales et Rousseau à propos de la "volonté générale", je signalerai Colas Duflo (*) et Jonathan Israel.

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Malheureusement, je n'ai pas le livre de M. Duflo ici. Voici donc un extrait du chapitre "Rousseau, Spinoza and the General Will" du livre de Jonathan Israel, Democratic Democratic Enlightenment. Philosophy, Revolution, and Human Rights, 1750-1790 (New York: Oxford University Press, 2011), pp. 637-638 [info]:

If Rousseau's volonté générale shares with Diderot's and d'Holbach's 'general will' the property of grounding both the rights and duties of citizens, it differs from theirs in that, for Rousseau, each nation expresses its own particular will rather than embraces the universal 'general will' proclaimed by the Diderot circle. Rousseau's equality consequently has a localized, particular quality that helps us understand why it is that he nowhere speaks of the oneness of mankind or proclaims the equality of the black and brown peoples with the whites. It also helps us explain how the gender factor could differ so dramatically in the two cases, the status of men and women in Rousseau's schema diverging sharply from that in Diderot's.

The 'general will' of the Diderot circle, proclaiming justice and equality the sole basis of the 'general will', appeals to constant and absolute principles, and applies to all human society wherever it may be, laying down values supposedly no less valid in primitive than civilized societies. It was equally relevant as a basis for regulating relations between states and peoples and for organizing democracy within nations. At the same time, it fully acknowledged the inevitability of disagreement and clashes between individual and collective interest.

Thus, the Radical Enlightenment conception of general will lacked that emphasis on unanimity and absence of dissent, indeed pressure to eliminate dissent, typical of Rousseau's (and later Robespierre's) rival conception.

(*) Colas Duflo. Diderot philosophe. Paris: Honoré Champion, 2003 [recension].
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Wednesday, June 27, 2012

THE GENIUS OF FRANÇOIS BERNIER (II). VOLNEY & BERNIER

AM | @HDI1780

Volney was an avid reader of François Bernier. This quote from Les ruines (1791), which Sainte-Beuve derided as comme du Raynal plus jeune, makes it clear: "Dépourvu d'avances, le laboureur n'a pu ensemencer; l'impôt est survenu, il n'a pu payer; on l'a menacé du bâton, il a emprunté; le numéraire, faute de sûreté, s'est trouvé caché; l'intérêt a été énorme et l'usure du riche a agravé la misère de l'ouvrier" (p. 74). This passage comes straight from Bernier's "Lettre à Monseigneur Colbert", printed in the 1699 edition of his Voyage. The young Constantin-François Chasseboeuf must have discussed it with Raynal and d'Holbach in the late 1770s-early 1780s.
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Tuesday, June 26, 2012

THE GENIUS OF FRANÇOIS BERNIER (I)
"...une authorité comme absoluë" — François Bernier

AM | @HDI1780

I just re-read the last 30 pages of Vol. 1 of Paul Maret's magnificent edition of Voyages de François Bernier. Contenant la Description des Etats du Grand Mogol de l'Hindoustan, du Royaume de Cachemire, &c (Amsterdam, 1699) [see]. This fantastic book is the key source of many important ideas of Montesquieu, Raynal, Diderot, Adam Smith and Volney. The more I read Bernier, the more I am convinced of this fact. So let me first lay down some points of reference about Bernier and Histoire des deux Indes.

The key idea here is the notion of "le Mien & le Tien", Bernier's peculiar way of describing the fragility of property rights across the Eastern world: "Ces trois Etats Turquie, Perse, & l'Hindoustan, ...ont tous osté ce Mien & ce Tien à l'esgard des fonds de terre & de la proprieté des possessions" (p. 310 bis). Without citing the adventurous traveler, Raynal mentions this idea in Book X: "César trouva dans les Gaules le même usage qui porte le double caractère, d’un état primitif où tout étoit à tous, & d’une condition postérieure, où la notion du tien & du mien étoit connue & respectée" (HDI 1780, x.8).

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While looking for more textual references with the help of Google Books, I suddenly realized that Raynal and Diderot had merely transposed —sometimes word by word—, Bernier's ideas on the governance of the "Hindoustan" to the French colonies in the Caribbean and North America. Thus Bernier states that the Moghol's governors act "comme de petits Tyrans avec une authorité sans bornes"; this is exactly how Raynal describes the lieutenant du roi in French Antilles: "C’étoit un petit tyran, qui vexoit les cultivateurs, qui rançonnoit le commerce & qui aimoit mieux vendre un pardon, que prévenir des fautes" (HDI 1780, xiii.57).

And the phrase autorité sans bornes shows up on many occasions in HDI: xiv.2, xviii.19, xviii.35, xix.2. In the process of adapting Bernier's account to the New World, Raynal and Diderot came up with two very important ideas that figure prominently in Histoire des deux Indes: the impact of the governance structure on the supply of credit, and the fragility of forme judiciaire in the periphery of the empire. (And I have yet to re-read the parts on trade!). I will come back to these two points in the coming days. Stay tuned for more about the genius of François Bernier.
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Monday, June 25, 2012

ON CREDIT MARKETS, ONCE AGAIN...
"...on prêteroit avec plus de confiance" — Diderot  

AM | @HDI1780

I have found yet another reference to what I call the 'institutional' theory of credit markets, very popular throughout the Eighteenth century. It occurs in article ARGENT, published in 1778 in volume 6 of M. Robinet's Dictionnaire universel des sciences morale, économique, politique et diplomatique; ou Bibliothèque de l'homme-d'état et du citoyen (page 88). Here's the relevant passage:

Ce que j'avance à ce sujet est si vrai, que j'ose soutenir qu'on ne trouvera aucun pays où l'industrie regne, & où la bonne foi soit respectée dans lequel l'intérêt l'Argent soit haut; & au contraire, partout où l'on paye un gros intérêt, la reproduction annuelle est languissante, & la fidélité des contrats est suspecte; on peut donc calculer la félicité des Etats d'après le taux d'intérêt qu'on y paye pour l'Argent prêté.

The language is strikingly similar to that used by Raynal, Diderot, and others who wrote about credit markets at that time. Thus when French colonists default on their debts, Raynal calls it "une infidélité des plus criminelles" (HDI 1780, xiv.40), while his colleague Diderot calls for more "bonne foi" and "fidélité dans les engagements" as a way to prop up confidence (HDI 1780, xii.31). If lending were to be completely prohibited in the colonies, warns Raynal in a key chapter on credit, it would surely lead to "opérations de jour en jour plus languissantes" (HDI 1780, xiii.54) (*).

(*) Turgot, an important source of Raynal and Diderot, also uses "infidélité", "bonne foi" and "languir" in the context of a default on debt obligations. Œuvres de Mr. Turgot, Tome V. Paris: Delange, 1808. And let's not forget Adam Smith's poignant observation: "Interest is raised by defective enforcement of contracts".
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Thursday, June 21, 2012

VISIR
"...& il y a des visirs par-tout" — Diderot

AM | @HDI1780

Qui est le visir dans HDI 1780, xix.10? Ce charmant dialogue, ajouté au texte d'Alexandre Deleyre sur l’impôt en Europe, vise sans doute le chancellier Maupeou. Il nous aide à comprendre le lien étroit que l'Histoire des deux Indes établit entre la liberté politique, la sécurité, et la solvabilité d'une nation telle que la France dans les années 1770-1780. La principale source de ce texte est l'Esprit des lois, en particulier les premiers chapitres du Livre XIII.

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C'est là que Montesquieu s'interroge sur la proportion, sur le rapport entre l’impôt et la sécurité des citoyens (*). C'est précisemment la question de ce rapport qui nourrit le dialogue avec le visir:

Mais dans toute convention, il y a un rapport entre le prix & la valeur de la chose acquise; & ce rapport est nécessairement en moins du côté du prix, en plus du côté des avantages. [....] Or, où est ce rapport, cette proportion des avantages de la force publique, pour moi propriétaire, avec le prix dont je les paie [...] la capitation qui n’a aucune base, aucun rapport avec la propriété ni avec l’industrie [...] Nous demanderons quel rapport il y a entre cette multitude bisarre & compliquée de contributions & les avantages que chacun de nous obtient de la force publique.

(*) Voir à ce sujet le (difficile) article de Céline Spector: "
Quelle justice? quelle rationalité? La mesure du droit dans l'Esprit des lois", Studies on Voltaire & the Eighteenth Century, No.5, 2005.
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Wednesday, June 20, 2012

COMMERCE & COMMUNICATION. JEAN-JACQUES & L'HISTOIRE DES DEUX INDES (III)
"...le fléau des préjugés..." — Raynal

AM | @HDI1780

Jean-Jacques Rousseau n'aime pas le commerce, qu'il considère comme une des plus importantes sources d'inégalité: "Empêcher l'exportation des denrées c'est couper par la racine les grandes possessions", lit-on dans les "Fragments séparés" du Projet de Constitution pour la Corse. Et qui dit inégalité dit instabilité politique. Dans le Contrat social, il vante le "mépris pour le commerce" des Romains, qu'il présente comme la clef de voûte de la stabilité de leurs institutions (iv.4). Dans ses écrits sur l'abbé de Saint-Pierre, Rousseau jette le blâme sur les "idées de commerce et d'argent" qui font qu' "aucune maxime stable" soit possible en Europe [voir]. Le contraste avec l'Histoire des deux Indes, cela va sans dire, est frappant. En fait, Guillaume-Thomas Raynal soutient précisemment la thèse opposée:

Qu'on nous vante les Spartiates, les Egyptiens, & toutes les nations qui ont été plus fortes, plus grandes & plus stables dans l'état de séparation qu'elles s'étoient imposé. Le genre-humain n'a rien gagné dans ces institutions singulieres. Mais l'esprit de commerce est utile à toutes les nations, en leur communicant les biens & les lumières de chacune (HDI 1780, ii.7, p. 215).

La communication, voilà le problème! Piégé par son humanisme clôturé, Jean-Jacques écrit: "Tout ce qui facilite la communication entre les diverses nations porte aux nues, non les vertus des autres, mais leurs crimes" (Préface de Narcisse). Raynal, par contre, fait l'apologie de la communication. Certes, il n'en cache pas les risques: "Le pian, qui est la seconde maladie particulière aux nègres, & qui les suit d’Afrique en Amérique, se gagne par naissance, & se contracte par communication" (HDI 1780, xi.22) (*). Mais c'est bel et bien l'optimisme qui l'emporte:

 ...une communication sûre & facile avec l’Afrique... (x.12)

...toute communication étoit interrompue entre ces grands établissemens & leur métropole... (x.16)

La communication de la ville avec l’intérieur du pays... (x.16)

La communication de ces deux villes Maures... (xi.8)

...la communication de nos lumières... (xi.9)

Une communication si naturelle entre des côtes qui se regardent... (xi.9)

Le vuide que forme nécessairement ce défaut de communication seroit rempli... (xi.9)

...une communication suivie entre les peuples des terres & ceux de la côte... (xi.11)

...le mettre en communication suivie avec des peuples laborieux. (xii.7)

...l’avantage de devenir le point de communication entre la colonie & la métropole. (xii.22)

...tout espoir de r’ouvrir une communication qui n’avoit langui que par des erreurs passagères. (xii.23)

...vouloir le priver des commodités & des avantages qu’il peut trouver dans une communication suivie ou passagère avec ses propres concitoyens. (xii.29)

...& l’on ouvrit une communication facile entre la Guadeloupe & la Grande-Terre... (xii.31)

...c’est avec l’Amérique Septentrionale que Saint-Domingue entretient une communication plus suivie & plus nécessaire. (xii.45)

....cette communication, si nécessaire à une nation qui fait cause commune avec elle... (xii.48)

On creusera un lit aux torrens; celui des rivières sera redressé; & l’on construira des ponts qui assureront les communications. (xiii.57)

La communication entre les peuples alloit être le fléau des préjugés: elle ouvroit une porte à l’industrie & aux lumières. (xiv.2)

(*) Voir la célèbre
introduction de l'Histoire des deux Indes: "...part-tout les hommes ont fait un échange mutuel de leurs opinions, de leurs loix, de leurs usages, de leurs maladies, de leurs remedes, de leurs vertus & de leurs vices".
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Tuesday, June 19, 2012

UN EXERCICE D'HUMANITÉS DIGITALES ... EN DIRECT!

AM | @HDI1780

Voici un exercice d'humanités digitales: je me propose de disséquer un texte de Mariano Moreno, le leader de la Révolution de Mai 1810 au Río de la Plata. Il s'agit d'un article publié le 6 novembre 1810 dans la Gazeta de Buenos-Ayres [texte]. Je sais d'ores et déjà qu'il contient de nombreuses références (cachées) à l'Histoire des deux Indes et à d'autres textes des Lumières radicales. Mais cette fois le texte sera passé au peigne fin. La technique est simple: dès qu'une expression est jugée 'suspecte', nous utilisons Google Books pour la traquer. Ordre de priorité: "raynal, diderot, helvétius, condorcet, mably, rousseau".

(Heure de Barcelone).

10:50 / 11:10

. Texte de Moreno : "...la sublime ciencia, que trata del bien de las naciones ..."

. Recherche: [science sublime raynal / science sublime diderot / science sublime helvétius / science sublime condorcet / science sublime rousseau]. Résultat: Rousseau, "O vertu! science sublime des ames simples", Discours sur les sciences et les arts, 1750, II. Commentaire: pourquoi est-il si difficle d'accéder à JJR sur la toile?

. Recherche: [le bien des nations raynal]. Résultat: Raynal, "Massacres que les suppots de la divine théologie ont fait faire pour le bien des nations & l'édification des élus.", Réponse à la censure de la Faculté de Théologie de Paris. Londres, 1782, p. 45. Commentaire: c'est tout à fait possible. Moreno a lu tous les livres de Raynal.
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11:10 / 11:26

. Texte de Moreno : "...un estado, que por su constitucion y poder es respetable á sus vecinos donde rigen leyes calculadas obre los principios físicos y morales ..."

. Recherche: [respectable à ses voisins raynal / etc.]. Résultat: Mably, "…pour augmenter ses forces et les rendre respectables à ses voisins…", Le droit public de l’Europe (xi.10), in Œuvres complètes de l’abbé Mably, Vol. 6. Londres: 1789, p. 324.

. Recherche: [lois calculées]. Résultat: Demeunier, “…un recueil de Lois calculées pour son bonheur…” (Mercure de France, 2 janvier 1790, p. 297). Commentaire: nous savons que Moreno a lu des exemplaires du Mercure datant de 1750, probablement à Chuquisaca. Il s'agit ici de Jean-Nicolas Demeunier (1751-1814), auteur de l'article “États-Unis”, publié 1786 dans le tome II de l'Encyclopédie Méthodique, que Moreno connaît bien. La première partie de l'article reprend l'HDI.

. Recherche: [principe physique et moral raynal, etc.]. Résultat: Raynal, "Mais quelques soient le principe physique & et le but moral de cet usage…" (Histoire des deux Indes 1780, xi.31, p. 166).
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14:26 / 15:02

. Texte de Moreno : "Esta es la suma de quantas reglas consagra la política á la felicidad de los estados..."

. Recherche: [la félicité des états raynal / etc.]. Résultat: Mably, "…cette politique, qui seule peut faire la grandeur & la félicité durables des Etats ?" Le droit public de l’Europe (iv), in Œuvres complètes de l’abbé Mably, Vol. 5. Lyon: 1796, p. 410. Commentaire: quand un même texte est cité plus d'une fois, cela veut dire qu'on est sur la bonne voie!
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15:04 / 15:18

. Texte de Moreno : "...el resultado de las utiles tareas..."

. Recherche: [tâches utiles raynal / etc.]. Résultat: Rousseau, "Hors d'état de remplir la tâche la plus utile...", Émile ou de l'éducation, I. Commentaire: encore un fois, il est assez difficile de trouver les textes de JJR avec Google Books.
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15:20 / 15:35

. Texte de Moreno : "...la opulencia del territorio..."

. Recherche: [opulence du territoire raynal / etc.]. Résultat: Ancien Moniteur: "...la double opulence du territoire et de l'industrie." Commentaire: c'est possible; Moreno a beaucoup lu sur la Révolution française. N'oublions pas qu'il est à la recherche d'un (tout nouveau) vocabulaire républicain.
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15:39 / 15:54

. Texte de Moreno : "...las virtudes de un pueblo sóbrio y laborioso..."

. Recherche: [peuple laborieux raynal / etc]. Résultat: Rousseau, "Mais laissez un peuple simple et laborieux se délasser de ses travaux...", Lettre à M. d'Alembert sur les spectacles, 1758. L'expression "peuple laborieux" figure bien dans l'HDI, mais le texte de JJR est une piste plus solide ici.
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16:10 / 16: 38

. Texte de Moreno: "...quando el amor á la patria sea una virtud común, y eleve nuestras almas á ese grado de energía, que atropella las dificultades, y desprecia los peligros..."

. Recherche: [éleve l'ame helvétius / etc]. Résultat: Helvétius, "...cette liberté éleve l'ame...", De l'homme , Tome II, ix.13. Londres: 1773, p. 276.

. Recherche: [degré d'énergie / degré de force helvétius]. Résultat: "...s'exalter dans l'homme au meme degré de force...", De l'homme, Tome I. Londres, 1773, p. xxiv.

. Recherche: [méprise danger raynal]. Résultat: "Le chef de Missouris, instruit par cette méprise singulière du danger...", Histoire des deux Indes 1780, xvi.6, p. 184. Moreno construit sa 'théorie du leadership' sur la base de textes d'Helvétius et de Raynal.
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À SUIVRE ....

Thursday, June 7, 2012

JEAN-JACQUES & L'HISTOIRE DES DEUX INDES (II)
"Regina mundi forma" — Denis Diderot

AM | @HDI1780

Nous devons à la sagacité et à la remarquable érudition de Jonathan Israel l'inventaire des différences philosophiques entre Jean-Jacques Rousseau et les Lumières radicales, dont l'Histoire des deux Indes est une des principales références [1]. Ces différences portent sur un nombre de sujets: le concept de "volonté générale", la censure et la liberté de la presse, la place des femmes dans la société, etc. Il est possible, à mon avis, d'en établir d'autres: la "forme judiciaire", le gouvernement mixte, le commerce. Voyons d'abord la question de la forme judiciaire, qui joue un rôle tout à fait déterminant dans la pensée politique de Denis Diderot.

La forme judiciaire correspond grosso modo à ce que les anglo-saxons appellent due process of law. L'argument developpé par les auteurs de l'HDI provient en ligne droite du Livre VI de l'Esprit des lois; il est assez clair: sans forme judiciaire, pas de liberté politique, ni de propriétés assurées, ni de crédit, ni de commerce. Dans son étude sur Montesquieu, Bertrand Binoche montre bien comment Jean-Jacques Rousseau rejette les idées du philosophe de La Brède sur la forme judiciaire [2]. Par contre, l'Histoire des deux Indes nous fournit les passages suivants:

[1] Code de Brama (HDI 1780, i.8, p. 43): "On y traite d'abord du prêt, le premier lien des hommes entre eux; de la propriété, le premier pas de l'association; de la justice, sans laquelle aucune société ne peut subsister; des formes de la justice, sans lesquelles l'exercice en devient arbitraire..." Ce texte remarquable (de Diderot) illustre bien le lien entre forme judiciaire, propriété et ... crédit.

[2] Colonies anglaises dans les isles de l’Amérique (HDI 1780, xiv.2): "Par-tout où il n’y a ni loix fixes, ni justice, ni formes constantes, ni propriétés réelles, le magistrat est peu de chose, ou n’est rien; il attend un signe pour être ce qu’on voudra. Le grand seigneur rampe devant le prince, & les peuples rampent devant le grand seigneur". La même idée!

[3] Procédure criminelle (HDI 1780, xvi.9) [voir]: "On fit plus d’attention à l’établissement des loix criminelles d’Angleterre. C’étoit un des plus heureux présens que pût recevoir le Canada. Auparavant, un coupable, vrai où présumé, étoit saisi, jetté dans une prison, interrogé, sans connoître, ni son délit, ni son accusateur, sans pouvoir appeller auprès de lui, ou ses parens, ou ses amis, ou des conseils".

[4] Lally-Tollendal (HDI 1780,
iv.24, p. 307): "Dans la vérité, c'étoit un fou noir & dangereux; un homme odieux & méprisable; un homme essentiellement incapable de commander aux autres. Mais ce n'étoit ni un concussionnaire, ni un traître; & pour nous servir de l'expression d'un philosophe dont les vertus font honneur à l'humanité: tout le monde avait le droit d'assomer Lally, excepté le bourreau".

J'aurai l'occasion de revenir sur Diderot et la forme judiciaire. Ses arguments deviendront l'un des axes de la pensée politique de Benjamin Constant, pensée qui découle à plus d'un titre de sa lecture de Diderot et de l'Histoire des deux Indes. C'est pourquoi Rémy Hebding, dans sa biographie intellectuelle de Constant, n'hésite pas à parler de l'esprit des formes alors même qu'il évoque le gouffre entre ses idées politiques et celles d'un certain ... Jean-Jacques Rousseau [3].

[1] Jonathan Israel. Democratic Enlightenment. Philosophy, Revolution, and Human Rights, 1750-1790 (New York: Oxford University Press, 2011) [info].

[2] Bertrand Binoche. Introduction à 'De l’esprit des lois' de Montesquieu (París: PUF, 1998), p. 232.

[3] Rémy Hebding. Benjamin Constant. Le libéralisme tourmenté (Paris: Max Chaleil, 2009)
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Tuesday, June 5, 2012

JEAN-JACQUES, RAYNAL & L'HDI (I)
"Et moy, suis-je dans un baing?" — Montaigne

AM | HDI1780

Je commence aujourd'hui une série de mini-articles sur Jean-Jacques Rousseau, Guillaume-Thomas Raynal et l'Histoire des deux Indes. Les débuts seront modestes: seulement une référence textuelle, avant de passer au vif du sujet à l'aide des livres de Gilles Bancarel et Jonathan Israel. Dans sa « Lettre de Jamaïque » (1815), Simon Bolívar affirme à propos des Espagnols : « Ya ellos dicen con Reynal: llegó el tiempo en fin, de pagar a los españoles suplicios con suplicios y de ahogar esa raza de exterminadores en su sangre o en el mar. » [1]. Ces lignes proviennent du récit de la torture de Cuauhtémoc dans HDI 1780, vi.1 (Raynal écrit « Guatimozin ») :

Un financier Espagnol imagina que Guatimozin avait des trésors cachés ; & pour le forcer à les déclarer, il le fit étendre sur des charbons ardens. Son favori, exposé à la même torture, lui adressait de tristes plaintes : Et moi, lui dit l’Empereur, suis-je sur des roses ? Mot comparable à tout ce que l’histoire a transmis à l’admiration des hommes. Les Mexicains les rediraient à leurs enfans, si quelque jour ils pouvaient rendre aux espagnols supplice pour supplice, noyer cette race d’exterminateurs dans la mer ou dans le sang.

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L'auteur de l'Histoire des deux Indes reprend la « Dernière réponse » (1752) de Jean-Jacques Rousseau sur le Discours sur les sciences et les arts. Cette réponse fait suite aux débats publiés dès 1751 dans le Mercure de France, publication dirigée par ... Guillaume-Thomas Raynal. Voici le fragment en question:

Qui jugerons-nous le plus courageux, de l'odieux Cortez subjugant le Mexique à force de poudre, de perfidie & de trahisons ; ou de l'infortuné Guatimozin étendu par d'honnêtes Européens sur des charbons ardens pour avoir ses trésors, tançant un de ses officiers à qui le même traitement arrachoit quelques plaintes, & lui disant fiérement. Et moi, suis-je sur des roses ?

D'après les éditeurs modernes de Rousseau, l'écrivain genevois modifie ici un texte de Montaigne (Essais, Livre III, chapitre 6), tiré à son tour de la chronique de Gomara: "...luy dict seulement ces mots d'une voix rude et ferme: Et moy, suis-je dans un baing? suis-je pas plus à mon aise que toy?" [2].

[1] Agustín Mackinlay: "Une 'heureuse révolution dans les idées': l'Histoire des deux Indes et l'indépendance de l'Amérique Méridionale", in Alvar de la Losa & Thomas Gomez (Ed.) L'indépendance de l'Amérique andine et l'Europe (1767-1840). Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, 2011, pp. 39-53.

[2] Œuvres complètes, III, p. 1277.
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